jeudi, septembre 19, 2013

Portrait de Jérémy Stravius

Placé en famille d'accueil quand il était bébé, Jérémy Stravius y a découvert le bonheur et la natation.




Aujourd'hui, dans les tribunes du Palau Sant Jordi de Barcelone, elle sera une spectatrice discrète, attentive et émue. C'est la première fois qu'Henriette Arrachepied, 64 ans, assiste à des championnats du monde. Elle n'est pas spécialement fan de natation mais elle ne ratera rien du marathon aquatique de Jérémy Stravius cette semaine (lire ci-contre). Le champion olympique du 4x100 m est l'un des 25 enfants que cette ancienne assistante maternelle de la DDASS a accueillis dans son pavillon de Friville-Escarbotin (Somme). Celui qui est resté le plus longtemps, jusqu'à ses 19 ans, jusqu'à ce que la natation l'attire pour de bon à Amiens. Aujourd'hui, il l'appelle toujours "nounou", mais leur lien va bien au-delà. "C'est une histoire dont on pourrait faire un livre", dit Henriette.


Elle a commencé comme un fait divers sordide un vendredi de novembre 1988. Des gendarmes qui débarquent dans une maison de Saint-Valery-sur-Somme parce qu'un enfant a été aperçu en train de fouiller dans les poubelles. Ses quatre frères et sœur crèvent de faim. Surtout le petit dernier, quatre mois et onze jours : Jérémy. Leurs parents s'étaient absentés. Le soir même, les gamins sont placés dans deux familles d'accueil différentes. Les plus jeunes Frédéric (2 ans et demi), Virginie (1 an et demi) et Jérémy débarquent chez Henriette. "Il s'agissait de les remettre dans la vie normale, surtout la petite crevette." D'autant que la santé du nourrisson inquiète. Il ne réagit pas aux bruits qui l'entourent.

Un cocon strict mais douillet

De ses débuts chaotiques dans la vie, Jérémy ne sait guère que ce qu'Henriette lui a raconté, bien plus tard. "Mes parents avaient des problèmes financiers, on n'était pas très bien alimentés, explique-t-il pudiquement. Avec mon frère et ma sœur, on n'a pas non plus posé de question… On n'en ressentait pas le besoin parce qu'on était bien chez notre nounou. En fait, je n'ai que des bons souvenirs. On était plein d'enfants, on allait en vacances dans toute la France en caravane, on faisait du camping."
Ils ont aussi appris à nager ensemble, inscrits d'autorité par Henriette à la piscine Tournesol, tout juste séparée du pavillon par un petit parking. "C'était le seul endroit où on pouvait aller sans elle. Et elle pouvait nous surveiller de la maison", raconte Jérémy, qui sourit des règles sévères en vigueur chez les Arrachepied : se tenir droit, pas de coudes sur la table, pas de sorties, au lit à 20 h 30. Un cadre très différent de la vie à Saint-Valery, chez leur mère, où la fratrie Stravius (qui compte désormais sept enfants) se retrouve le mercredi et le week-end, dans le cadre du droit de visite proposé par la DDASS. "Là-bas, on faisait ce qu'on voulait…" Frédéric et Virginie ont fini par partir à leur majorité pour rejoindre leur mère. Lui s'est épanoui dans le cocon strict mais douillet, entre sa peluche Scroufi et le regard bienveillant de sa nounou. "J'étais un peu plus chouchouté que les autres, admet-il. Je me confiais beaucoup à elle."
Dans cette histoire très maternelle, il y a aussi une figure masculine essentielle : Robert, le mari d'Henriette, décédé en 2011, juste avant le premier titre de champion du monde de Jérémy. Il était le premier fan du jeune nageur, dont il archivait fièrement les premiers articles dans la presse. "Il était très papa poule, plus cool que notre nounou. Quand il est mort, j'ai perdu plus qu'un tonton. C'est la première personne importante de ma vie qui s'en allait", confie le jeune homme, qui s'est alors encore un peu plus rapproché d'Henriette.
Le 14 juillet, comme tous les ans, il est venu fêter son 25e anniversaire chez elle. Elle lui a préparé son dessert préféré, un "gâteau escargot", et lui a offert une chaîne en pendentif. "Comme je n'avais pas le droit de le faire baptiser à l'époque, s'amuse-t-elle, je deviens ainsi un peu sa marraine…" Elle est bien plus et elle le sait. "Tu es ma seconde maman", lui a-t-il dit lors de la Fête des mères. Des deux côtés, les vannes s'ouvrent désormais : "J'interdisais à tous les enfants que j'ai gardé de m'appeler maman, parce que c'est la règle pour les familles d'accueil. Mais je peux le dire aujourd'hui : Jéjé est comme mon quatrième enfant. Et mes trois autres le considèrent comme leur demi-frère." Avec ses parents naturels, il entretient des rapports plus complexes. Il le raconte à mots choisis mais sans colère. "J'en ai voulu à ma mère de ne pas avoir fait d'efforts, mais je ne lui ai jamais dit. Aujourd'hui, nous avons des relations normales, sans rancœur. On préfère se souvenir des bons moments que des mauvais. Et puis elle est quand même fière de moi. Elle aimerait bien qu'on parle un peu plus d'elle mais je ne vois pas l'intérêt : ce n'est pas grâce à elle que je me suis mis à la natation."

"Pas de revanche à prendre"

Avec son père, cela a toujours été plus compliqué : "Je n'ai jamais dormi chez lui, il avait sa vie. Il a attendu qu'on soit majeurs pour nous demander de porter son nom, Maison. Nous avons tous refusé. Il l'a mal pris, nous a dit qu'il ne pouvait plus rien pour nous. Cela n'a pas changé grand-chose…"
À entrouvrir les lourdes valises du passé, on lui demande s'il y puise un moteur de sa réussite. Il s'étonne sincèrement : "Pourquoi ? Je n'ai pas de revanche à prendre. Je n'ai pas été traumatisé." Son histoire "différente", il la voit comme l'itinéraire d'un enfant gâté, plutôt que celui d'un gamin administrativement placé. "J'ai eu la chance de recevoir une bonne éducation grâce à des gens qui m'ont tout appris, je n'ai été privé de rien. J'ai vécu une enfance comme tout le monde finalement."
Bien sûr, à 25 ans et célibataire, il "ne s'imagine pas avoir des gamins pour l'instant". Il se voit surtout créer un centre d'hébergement canin dès qu'il aura trouvé les 5.000 m2 de terrain nécessaires. Les gens pourront y laisser leurs animaux pendant les vacances plutôt que de les abandonner. Dans un sourire, il devance le raccourci facile, miroir de son histoire : "Une nounou pour chiens, oui."
source : le journal du dimanche

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