mardi, septembre 17, 2013

Interview de Lionel Horter « Un jour, vous aurez huit Yannick Agnel en finale »

Lionel Horter, Directeur technique national français, fait le bilan des Bleus à Barcelone ou il évoque, entre autres, le cas Agnel, le présent de la natation française et l'avenir de la natation mondiale.
Et il nous a dit à quoi pensent les nageurs quand ils nagent.






Maintenant que Yannick Agnel est champion du monde du 200 mètres, vous pouvez nous le dire : il bluffait quand il disait que ce serait dur pour lui ?
Je n'ai pas mon portable personnel sur moi, sinon je vous aurais montré des photos que j'ai faites fin mai, début juin, quand il était à Paris et qu'on cherchait des solutions. On a fait… pas les clochards, mais les SDF de la natation mondiale pendant quelques semaines. On l'a emmené dans les piscines parisiennes, j'étais au bord du bassin pour le faire nager, j'étais loin d'imaginer à ce moment-là qu'il serait champion du monde à Barcelone.

Ce qui lui est arrivé avant les Mondiaux l'a-t-il vraiment déstabilisé ?
C'est surtout que ce n'est pas rationnel en termes de préparation, il a eu une vraie cassure. Trois ou quatre semaines d'arrêt… En six semaines on guérit d'une fracture, le corps arrive à résoudre le problème. Alors chez un nageur qui s'arrête de nager quatre semaines, y a tout qui change.

Qu'est-ce qui a permis à Yannick de gagner ?
Il a été sauvé par son travail tout au long de sa carrière, et tout au long de l'année avec Fabrice Pellerin jusqu'au mois de mai, quand il a quitté Nice. Et je crois qu'on ne s'est pas trompé sur l'endroit où on l'a posé [à Baltimore, chez l'ancien entraîneur de Michael Phelps]. Ensuite, son talent, bien sûr. Et sur la course en elle-même, son mental. Parce que ce qu'il a fait… Sans aucun complexe de supériorité, je pense que ses adversaires ont pris une grosse claque. Ce qui s'est passé, c'est une grosse mise au point.

Jusqu'où peut-il aller ? Michael Phelps le dit capable de battre le record du monde sur 200m réalisé en combinaison.
Il doit d'abord construire ses repères là où il est. Clairement, l'objectif, c'est Rio en 2016. Garder son titre olympique, ce qui est très, très difficile. Un seul nageur a gardé son titre entre 2008 et 2012, il s'appelle Michael Phelps. Quatre ans, dans le sport de haut niveau, c'est très, très long, même avec des gens de talent. L'usure, les accidents, la vie, les jeunes qui arrivent chaque année... L'autre objectif, c'est d'élargir sa palette de distances. Il peut tout faire du 100 au 400.

Et le demi-fond (800m, 1500m) ?
Non. Vous avez dû noter ici qu'il allait y avoir un Chinois pour quelques années. Sun Yang [champion du monde du 400, du 800, et probablement du 1500 ce soir], c'est le même que Yannick, mais sur le demi-fond. Deux mètres, un talent fou. Si Sun Yang redescend sur 200, ce n'est pas impossible qu'il batte Yannick. Mais ce n'est pas impossible non plus que, si Yannick monte sur 400, il arrive à le battre. C'est le seul nageur au monde qui peut battre Sun Yang au 400.

Comment avez-vous vécu le départ d'Agnel aux États-Unis ?
C'est un problème entre Fabrice Pellerin et lui. À la Fédération française de natation, on a pris le problème en cours, en essayant de se poser les bonnes questions. Je n'ai pas peur de dire que Yannick est un actif de la natation française, et que je suis dans ma mission quand je protège cet actif en essayant de trouver une solution pour que, sportivement et humainement, il puisse pérenniser son aventure. Ça ne m'empêche pas d'avoir aussi ce souci-là avec son entraîneur, Fabrice, qui est quelqu'un de très important pour la Fédération français, avec la structure de Nice.

Qu'un nageur et son entraîneur se brouillent n'est pas nouveau. Ce qui l'est, en revanche, c'est le retentissement qu'a eu cette histoire.
C'est lié à la médiatisation de Yannick en France. Je note que Lochte a annoncé qu'il quittait son entraîneur mythique de toujours pour aller s'entraîner en Australie, et ça n'a pas fait une ligne, ni en France ni aux États-Unis. Que des nageurs changent de structure, ça s'est déjà produit plein de fois avant, ça se produit dans tous les pays du monde, et ça se produira encore.

Ce qui est peut-être aussi un peu nouveau, c'est le fait de s'exiler.
Non, ça s'est toujours fait. J'ai passé deux ans aux États-Unis dans les années 80 quand j'étais nageur. Frédéric Delcourt [médaillé olympique en 1984] s'entraînait aux États-Unis aussi. C'est aussi vieux que la natation française, et que la natation tout court. D'ailleurs, je trouve ça très étonnant. Voir Yannick chez Bob Bowman, le responsable de la natation américaine masculine... Cet homme, dans ce pays tellement nationaliste, qui a une telle capacité à se rassembler naturellement derrière le drapeau, il entraîne Yannick. Pour moi, c'est le symbole d'une certaine forme d'échange, de communauté internationale qui existe dans la natation, et qui n'existait pas il y a cinq ou dix ans. Dans le monde de la natation, les barrières ont tendance à s'estomper. Maintenant, tous les continents ont explosé, l'Amérique du Sud avec le Brésil, l'Afrique, avec des champions qui viennent d'Afrique du Sud. C'est un sport qui s'est internationalisé ces vingt dernières années, et la France a été bénéficiaire de cet échange d'informations.

"ON N'AURA JAMAIS LES MOYENS DE LA NATATION AMÉRICAINE,
QUI A UNE PISCINE DANS CHAQUE UNIVERSITÉ"

Quel est l'atour majeur de la natation française ?
Une parfaite utilisation du potentiel des athlètes qu'on a, une optimisation du parcours de chacun dans chaque structure. On a une petite natation, dans un petit pays, avec peu de moyens, mais quand il y a un potentiel, on l'emmène au bout la plupart du temps, il y a beaucoup moins de déchet que dans des grands pays comme l'Australie, la Chine, la Russie ou les États-Unis. Il y a maintenant des structures, des clubs, des entraîneurs remarquables en France, qui ont vraiment développé une culture de la performance et du haut niveau, et qui, quand ils rencontrent un talent, l'emmènent au bout. Cela dit, on reste un nain en termes d'organisation autour du sport. Quand on bat un nageur américain, c'est vraiment un exploit, ça veut dire qu'on a beaucoup mieux travaillé, parce qu'on a beaucoup moins de moyens.

Les résultats de la natation française paraissent presque miraculeux par rapport aux moyens dont elle dispose.
Pourvu que ça dure.

Ces moyens évoluent-ils ?
Oui, la Fédération y travaille. Les principaux chantiers pour nous, c'est de développer des structures d'entraînement, avec des piscines dédiées, puisqu'on vit dans un environnement concurrentiel en termes d'occupation des piscines. Les clubs et le haut niveau rencontrent de plus en plus de public. Alors c'est bien sur le plan de la santé que de plus en plus de gens nagent, notamment tard dans leur vie, mais la fréquentation des piscines et devenue un vrai problème, et la place du haut niveau a parfois tendance à se réduire dans certains endroits. Il faut se battre pour que les clubs et les entraîneurs aient de bonnes structures d'entraînement. La Fédération recherche des moyens, et on est en légère augmentation de nos ressources au niveau des partenariats financiers. On se bat avec nos atouts, mais on n'aura jamais ceux de la natation américaine, qui a une piscine dans chaque université, ou de l'Australie, où la natation est le sport national. Quant à la Chine, elle est en train, si elle ne l'a pas déjà fait, de dépasser tout le monde dans tous les domaines. Et la Russie aussi est un continent. Obtenir des résultats contre ces gens-là en natation découle d'une optimisation remarquable des moyens en place.

A ce propos, que se passe-t-il sur le relais 4 x 100 ? En 2012, en 2013, les sprinteurs français n'étaient pas les plus forts, et pourtant l'équipe de France a gagné. Comment ? L'esprit d'équipe qui transcende l'individu ? 
La réponse est dans la question. Mais je vous avoue qu'on ne comprend pas toujours tout. Le plus étonnant, c'est de le faire deux fois de suite. Battre les Australiens, ça ne paraissait pas possible. Pour eux, d'ailleurs, c'est une catastrophe. La natation là-bas, c'est comme le football chez nous. J'ai croisé, il y a quelques jours, un des entraîneurs de l'équipe australienne, qui m'a dit en rigolant :"Quand on va rentrer chez nous, on va aller en prison."

A quel point la natation française est-elle fragile ? Peut-on imaginer la voir un jour reculer ?
La vie est faite de cycles. Si on bat l'Australie aujourd'hui, c'est qu'elle est dans une certaine partie d'un cycle. Battre les Américains deux ans de suite sur le 4 x 100, l'épreuve reine pour eux… Disons qu'on est sur notre point haut, et qu'ils sont sur une courbe en dessous de la nôtre. Ce qui compte, en dehors des résultats purs, c'est que les fondamentaux de la natation française continuent à progresser, que l'on profite de ces résultats pour qu'ils puissent se reproduire le jour où on aura une population de nageurs moins performante ou moins talentueuse.

Comment voyez-vous l'avenir de la natation mondiale ?
Il arrivera toujours qu'à tel ou tel endroit, quelqu'un travaille un peu mieux que les autres, mais il faut être conscient que, de plus en plus, ce qui va faire la différence, c'est le talent individuel des gens. Un jour en athlétisme, vous aurez huit Usain Bolt en finale du 100m. Et en natation, vous aurez huit Yannick en finale du 200m. C'est déjà pratiquement le cas, mais ça va encore s'accentuer. Ce ne sera plus seulement les structures, les systèmes, mais vraiment les talents. C'est l'évolution du sport, et de l'humanité presque.

Quels sont les dangers qui guettent la natation ?
Comme dans tous les sports : le dopage, et une démagogie financière exacerbée. J'aimerais que la natation garde le plus possible des règles du jeu simples, et conserve ses valeurs. À l'époque des combinaisons, on s'était rapprochés d'un gros problème. On l'avait tous mal vécu. J'ai failli m'arrêter à ce moment-là, ça ne correspondait plus à ce que j'avais envie de vivre. Il suffisait de mettre la bonne combi et on était devant. Si c'est pour faire de la Formule 1, ça m'intéresse pas.

Terminons avec la question qui nous agite depuis les début des Mondiaux : à quoi pensent les nageurs quand ils nagent ?
Quand ils s'entraînent, ils pensent à autre chose, ils chantent, ils sont ailleurs, même si les entraîneurs passent leur temps à leur dire de se concentrer sur ce qu'ils font. Et quand ils sont en compétition… Le monde aquatique c'est particulier. L'eau, c'est tellement de sensations... Et la natation est l'un des seuls sports où l'on s'entraîne autant et où l'on parle si peu. Un entraîneur au bord du bassin a peu de moyens de communiquer avec son nageur, c'est très spécial. Je crois qu'il y a une forme de coupure avec la réalité.

source : lemonde.fr

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